Quelques points de vue sur le problème racial au Rwanda.
Note remise à la Mission de visite de l'ONU 01.03.1960 par l'Entente des Jeunesses Bahutu et Batutsi.
1. Causes de la guerre civile au Ruanda en novembre 1959
La brusque disparution du Mwami du Ruanda a plongé le pays dans une situation assez trouble ; dans l'atmosphère encore tendue, les partis nouvellement constitués tinrent un peu partout des meetings sont les propos , déjà inquiétants par eux-mêmes, furent ravivés par des tracts incendiaires. La terreur de ceux-ci, les personnalités mises en cause, les partis politiques contre lesquels on appelait la violence d'une masse ignorante, donnèrent naissance à un climat de terreur. C'est dans ce cadre que se déclancha une guerre fratricide qui a endeuillé beaucoup de familles ruandaises et la nation toute entière, alors que face à l'anticolonialisme et au désir de l'émancipation de toute l'Afrique, la Belgique se disposait à révéler ses intentions quant à la nouvelle politique des pays placés sous tutelle.
Mis la révolution qui a plongé le pays dans un bain de sang était prévisible, longtemps avant la mort du Mwami : des revendications de tous genres, dont l'ONU a eu connaissance par deux fois successives, s'élevaient de tous les coins du pays contre le régime féodal traditionnel. Malgré cela les ultra-féodaux, dans leurs prétentions insensées, se cramponnaient éperdument à leurs priviléges de caste, en se montrant violemment hostiles à toute réforme démocratique. De telles positions diamétralement opposées ne laissaient pas de doute sur leur issue.
En effet, tout observateur impartial de la réalité ruandaise doit reconnaître que les principes et les méthodes qui ont prévalu jusqu'ici doivent être complètement repensés en fonction de l'évolution même de la population. Le peuple ruandais aspire plus que jamais à de nouvelles formes d'administration locale, basées sur de vrais principes démocratiques, établissant l'égalité de tous les citoyens dans le droit et le devoir. C'est que la politique est en réalité l'art de conduire la société, non vers le bien de quelques uns, mais vers le bien de tous, vérité que ne veulent pas comprendre certains de nos compatriotes.
L'origine de cette guerre doit donc être cherchée, à notre sens, dans certains facteurs fondamentaux, dont l'opinion publique a eu largement connaissance par la voie de la presse.
Il s'agit, au premier chef, des injustices de la plupart des dirigeants féodaux, auxquels on n' a cessé de reprocher avec raison, une corruption généralisée. Celle-ci se traduisant entre autres par le népotisme dans les nominations aux charges publiques, la vénalité des juges, la disproportion chaquante entre les traitements des chefs et les services réels rendus à la société. A ces rémunérations données, semble-t-il, davantage au préstige qu'au rendement personnel, s'ajoutaient des exactions et manœuvres de tous genres visant à soutirer indûment sommes d'argent et bien en nature, certaines pratiques de spoliation et concussions revêtant les formes de la légalité.
Une autre cause, sans aucun doute la principale, ce cette révolution sanglante est à chercher dans le monopole " tutsi " et l'arriération " hutu ". Car, ce n'est un secret pour personne que le conflit sanglant, localisé à l'origine dans les rangs des partis antagonistes, nouvellement créés avec des programmes oppoé quant au timing nécessaire au Ruanda pour son accession à l'indépendance, s'est brusquement cristallisé entre les deux principaux groupes ethniques, les bahutu d'une part, et es batutsi d'autre part ; ces derniers ont réussi à entraîner dans leur sillage traditionnel d'auto-défense, bon nombre de Bahutu aveugles pour marcher contre ceux-là mêmes qui défendaient leur cause, sans oublier le concours des Batwa dont l'action n'est nullement négligeable, puisqu'ils sont encore succeptiles d'être utilisés en bandes par leurs seigneurs féodaux, pour se livrer à de violences, semer l'insécurité, opérer subrepticement des coups de main et attenter sans remords à la vie de personnes.
Ainsi donc, la vraie cause de la révolution de novembre se trouve dans la volonté du peuple d'opérer progressivement une décolonisation interne.
On se souviendra encore que la masse de la population, par voie de ses leaders naturels, a demandé à la Belgique l'instauration d'un régime démocratique et ce en présence du tuteur qui ne pourra se retirer que quand tout aura été mis bien en place et pris profondément racine. Une vigilance particulière sera toujours nécessaire pour empêcher que ce régime démocratique ne soit étouffé dans l'œuf.
Mais inutile de nous apesantir plus que de raison sur le passé : étant jeunes, nous sommes les sommes de l'avenir, lequel doit désormais retenir notre attention.
2. Mesures de réformes proposées par l ' " Entente "
L'Entente ne croit pas à l'indépendance que pour autant qu'elle soit viable et pour l'usage qu'on en fait.
Tout en saluant avec joie la Déclaration que la la Belgique a récemment faite à ce sujet, l'Entente est convaincue que cette indépendance ne sera réelle et viable pour le Rwanda que grâce à une loyale collaboration de tous les Bahutu et de tous les Batutsi décidés à rompre définitivement avec un système féodal devenu incapable de répondre efficacement aux aspirations légitimes de la majorité de la population.
A son avis, pour être stable et viable, l'indépendance doit être précédée de la mise en place d'un régime démocratique, lequel requiert un certain temps d'acclimatisation, compte tenu de l'influence encore vivace du régime féodal qui n'a jamais été profondément entamé. Car, il serait particulièrement affligeant que le départ ou le remplacement du tuteur, aurait pour résultat de soumettre presque immédiatement les habitants du Ruanda-Urundi au règne d'une oligarchie, détournant au profit de quelques individus et au détriment de millions d'autres les bénéfices de l'institution d'un état moderne.
En présence des autorités indigènes très anciennes, permettant à la Belgique de gouverner d'une façon indirecte, on aurait pu logiquement penser que l'octroi de l'indépendance pouvait se faire rapidement et sans difficultés. Il est heureux qu'on se soit enfin aperçcu que la majorité de la population vivait encore dans des conditions lamentables, qu'ils s'agisse des standards de vie ou de libertés démocratiques.
En réalité, il y a encore un état de paupérisation généralisé : un petit nombre de gens relativement aisés, et une masse de gens très pauvres. La révision foncière est encore à entreprendre, les institutions féodales devenues caduques, sont encore à abolir, car la Belgique, nous n'hésitons pas à lui en faire grief, les a trop longtemps respectées, a trop peu tenu compte de la masse de la population, exploitée et opprimée en sa présence.
Pour l'Entente, il n'y a pas de démocratie possible, si l'autorité administrante devait continuer à encourager le féodalisme et si elle devait reculer devant la nécessité impérieuse de déterminer de façon impartiale les véritables résponsabilités au cours de la récente guerre civile et de décider impartialement du sort des instigateurs aux crimes, qui qu'ils soient.
Pour libérer les populations asservies et les conduire plus sûrement à l'indépendance, l'Entente réclame de la Belgique, forte de l'appui moral des Nations Unies, toutes les mesures brisant les rapports féodaux : supprimer complétement le servage, réaliser une réforme agraire équitable, dissoudre les tribunaux féodaux pour y substituer des tribunaux démocratiques respectant l'équilibre entre les deux principaux groupes ethniques, réviser l'impôt de capitation, lequel frappe plus lourdement les petits, et le remplacer par l'impôt sur les revenus, donner et garantir toutes les libertés démocratiques, bref, organiser complétement le pays en matière de démocratie politique, économique et sociale.
Se trouvant en présence d'une société multiraciale, l'Entente rejette toute solution préconisant la division selon les races, car pareille solution conduirait à une " microbalcanisation ", théoriquement indépendante, mais moins économiquement viable das un monde où les grands ensembles tentent à s'élaborer.
A son avis, il faudra maintenir le territoire dans son entité, mais pour le rendre vialbe et lui éviter de futurs conflits sanglants, il s'agir de garantir au préalable le respect de la personnalité humaine et l'égalité de chances à tous les habitants du Ruanda, sans tenir compte de leur rang, ni de leurs conditions sociales ou leurs appartenances raciales. Il s'agit, en définitive, de créer, avant l'accession à l'indépendance, un climat de concorde et de fraternité, nécessaire à une coexistence pacifique de touts les ethnies du Ruanda-Urundi.
Pour créer ce climat, l'Entente propose la réforme démocratique du cadre des autorités coutumières, trop ancrées dans l'esprit d'une culture désuète. A ce propos, elle regrette le maintien artificiel du cadre des chefs par la Déclaration du Gouvernement Belge en novembre dernier.
Elle propose en outre l'exclusion à jamais de toutes structures politiques et administratives, consacrant les privilèges de caste et la mise en place de celles dans lesquelles l'égalité effective de tous les citoyens tient davantage compte des mérites individuels que de leurs appartenances raciale, clanique ou familiale.
Toutefois, ce climat structurel favorable qu'il s'agit de créer par la démocratisation des institutions n'est qu' un " préalable " indispensable à la seule solution définitive du problème relatif à la coexistence et à la collaboration de plusieurs races sur un même territoire : la démocratisation de l'enseignement. Celle-ci seule, dans la conjoncture à venir, pourra mettre Bahutu et Batutsi et Batwa sur un pied de parfaite égalité en permettant de se développer chez les uns comme chez les autres les élites de direction et d'encadrement des masses.
Porur lutter contre le retard des Bahutu et des Batwa dans l'instruction, l'Entente propose de développer l'enseignement secondaire et supérieur, en y introduisant systématiquement les principes démocratiques avec plus grandes facilités d'accès pour les enfants Batwa et Bahutu. A ce sujet, l'Entente se permet d'adresser un appel particulièrement pressant aux organismes spécialisés des Nations Unies, notamment l'UNESCO, pour solliciter de sa part une intervention urgente dans ce domaine.
Mais l'indépendance politique réelle doit reposer sur des fondements économiques préalables, car l'exercice des libertés démocratiques, nous l'avons déjà souligné, s'imagine mal dans un état de paupérisme généralisé dans lequel se trouve notre pays. La question de la propriété foncière est, sans aucun doute, un problème complexe et qui ne date pas d'hier : l'émancipation totale, tant de l'agriculture que du petit éleveur ne pourra réellement se réaliser sans une sérieuse réforme agraire. De toute façon l'étude de cette question doit être confiée à une Commission mixte, representation des différents intérêts en cause.
Puisqu'un minimum de conditions matérielles est un des éléments nécessaires pour l'acheminement d'un pays vers son autodétermination, sans pour cela méconnaître l'effort financier consenti jusqu'ici par la Belgique pour notre pays, l'Entente se permet à nouveau de faire appel à l'Organisation des Nations Unies en ce domaine, pour que ses Organismes spécialisés, dont l'aide est restée jusqu'ici très restreinte, puissent nous accorder l'urgence de leur secours.
Bref, durant la période transitoire, laquelle doit être principalement marquée par des réformes de base, le sort des petits, des pauvres, des masses déshéritées, doit être au premier plan des préoccupations de l'autorité tutélaire et des Nations Unies, pour les amener rapidement à la maturité politique, sociale et économique, qui leur fait en général actuellement défaut.
Enfin, pour ce qui est du régime de gouvernement du pays, l'Entente estime que rien de définitif ne doit être fixé en ce domaine durant la période transitoire. Quoi qu'il en soit, elle est d'avis que le Représentant de la nation, doit être un personnage capable de réaliser l'unité de la population dans son immense majorité et au dessus autant des groupes ethniques que des partis politiques. Dans l'immédiat, l'" Entente des Jeunes Bahutu et Batutsi " se contente de réclamer l'épuration de la codification de toutes les coutumes, y compris celles relatives à la désignation du Mwami, de façon à ce que le peuple sache désormais à quoi s'en tenir à ce sujet.
Les membres de l' " Entente des Jeunes Bahutu et Batutsi "