Quelques points de vue sur le problème racial au Rwanda.
Maître Stanislas MBONAMPEKA dit à Africa International (juin-juillet 1994):
"Le FPR ne réussira jamais sans négocier".
A.I.: votre parti a été fondé pour s'opposer au régime de Juvénal Habyarimana. Que lui reprochiez-vous ?
S.M: d'être trop autoritaire. En somme, le pouvoir était entre les mains du président. Les Ministres
n'avaient pratiquement rien à dire. C'étaient de simples fonctionnaires. En plus, un régime qui vient de passer vingt ans en place
développe des cliques qui intimident les gens et abusent du pouvoir. Les gens aspiraient donc au changement. Tout en reconnaissant
que ce régime avait pas mal travaillé, surtout sur le plan du développement économique. Mais nous pensons qu'on pouvait faire mieux
dans uns système plus démocratique.
A.I.: Toujours dans le chapitre des critiques, que retenez-vous des années Habyarimana ?
S.M: Je retiens de Habyarimana que c'était un homme tolérant. Sur le plan ethnique, mais aussi envers
ceux qui n'étaient pas de son avis. Il ne les persécutait pas, comme ailleurs. A part les premières années de son pouvoir, où une
cinquantaine d'hommes politiques ont été tués alors qu'il était sûrement au courant, il a su faire régner la paix au Rwanda pendant
vingt ans.
A.I.: Et par rapport à la question ethnique ?
S.M: Là, vous savez, on ignore à l'étranger que l'homme a plutôt été accusé fréquemment de favoriser les
Tutsis. Quand il a pris le pouvoir, des mains de son prédécesseur qu'il a renversé, il a déclaré tout de suite que nous étions tous
Rwandais, Hutu, Tutsi ou Twa. Et il a constamment veillé à mettre cela en pratique. Chacun de ses gouvernements comportait au moins
deux ministres tutsi. Ils étaient également bien représentés dans les administrations et les établissemts publics. Si bien que, en
janvier, une étude a été publiée qui montre que les Tutsis occupaient 30 % des places, un pourcentage qui montait à 40 % dans les
para-stataux et les entreprises d'économie mixte. Je peux vous dire que cette politique créait un mauvais sang chez certains Hutus
qui lui reprochaient aussi d'avoir favorisé les gens de sa région du Nord, comme son prédécesseur, Grégoire Kayibanda, avait
favorisé ceux du Sud.
A.I.: Le Pari Libéral, dit PL, avait-il, comme d'autres partis, une base ethnique?
S.M: C'était exactement le contraire. En créant le parti avec Justin Mugenzi, pour promouvoir le
libéralisme économique et politique, nous avons cherché des adhérents dans notre entourage et approché notamment Landoald Ndasingwa,
un homme d'affaires que je connaissais depuis 1990 et avec qui j'étais ami. Il a accepté parce que notre parti était nouveau, sans
connotation avec le passé et répondait à ses exigences. A son tour, il nous a demandé s'il pouvait amener d'autres amis. Cela ne
posait absolument aucun problème. Landoald était tutsi, ainsi que ses amis. Justin Mugenzi et moi étions hutu ; simple hasard car
aucune considération régionaliste ou éthniste n'a traversé notre esprit. Paradoxalement, vers la fin, on l'appelait le " partis des
Tutsi " parce que ces derniers l'appréciaient particulièrement pour son ouverture et avaient adhéré nombreux. Et mes camerades de
parti avaient de la sympathie pour moi parce que j'avais défendu des Tutsi accusés d'être des complices du FPR au monent de
l'invasion d'octobre 1990. Puis, les Tutsi ont fini par représenter 60 à 70 % des membres dirigeants et par se comporter comme si
le parti était leur propriété exclusive. Cette tribalisation imprévue a causé des remous. En septembre, un mois après la signature
des accords de paix d'Arusha, il a donc été décidé, pour les postes du comité de direction, de retourner à la base et de se
soumettre au vote démocratique des militants à travers le pays. Landoald et ses amis ont refusé et convoqué un congrès parallèle
pour le proclamer président, estimant qu'il fallait préserver le " caractère tutsi " du parti libéral puisque les autres partis de
la place étaient dirigés par les Hutu.
Le FPR, suivi par son allié le MDR de Monsieur Faustin Twagiramungu, a immédiatement soutenu et reconnu - par écrit - cette
dissidence de notre parti. Je ne veux pas dire qu'à aucun moment, le FPR n'a été " multi-ethnique ", comme je l'ai entendu par
la suite. Au contraire , il a systématiquement appliqué la préférence tutsi contre ceux qui, comme moi, voulaient s'élever
au-dessus de la question ethnique. Landoald avait brigué le poste de président de l'Assemblée Nationale de Transition, dans
le cadre des accords d'arusha, et avait été battu par 6 voix sur 16. Il a assitôt expliqué son échec par le fait qu'il était Tutsi.
Il n'avait pas d'autre logique et était soutenu en cela par le FPR.
A.I.: Pourtant, votre Parti et vous-mêmes aviez des affinités affichées avec le FPR.
S.M: Le FPR, en envahissant le pays, s'était présenté comme un parti de réfugiés voulant rentrer chez eux.
Ensuite, ils ont ajouté à leur discours la lutte pour la démocratie. Les deux objectifs me convenaient parce qu'il n'y a pas de
réfugiés dans un pays démocratique. Mais nous n'étions pas d'accord avec la démarche militaire, estimant que la cause du FPR était
claire en elle-même et partagée par d'autres, surtout que les raisons qui avaient conduit à la fuite de ses membres en 1959
n'existaient plus. Nous étions même prêts à les aider dans leurs revendications, à une seule condition : qu'ils arrêtent de recourir
aux armes sous n'importe quel prétexte. Mais les ne l'entendaient pas de cette oreille, affirmant que le président ne comprenait que
la force. Nous nous sommes évertués à leur expliquer que le grand danger, pour ceux qui accèdent au pouvoir par les armes, est
d'instaurer un régime encore plus musclé que celui qu'ils combattent. Il suffit de regarder autour de nous. J'ai donc préconisé la
voie démocratique qui s'ouvrait depuis les accords d'Arusha, avec la pression internationale, les facilitateurs de l'ONU, etc..,
tout en leur faisant comprendre que s'ils reprennaient les hostilités, nous allions nous mettre du côté du gouvernement pour les
combattre.
A.I.: Au sein de votre parti, quelle était la ligne de démarcation sur la question de la violence ?
S.M: En théorie, il régnait un certain attrait, une sorte de fascination pour le pouvoir dont disposait
le FPR. Mais dès qu'on annonçait des succès militaires du FPR sur le terrain, c'était très net : les Tutsi faisaient la fête et les
Hutu grise mine. Les victimes des tueries du FPR, étaient, bien sûr, exclusivement hutu. Le tournant date de l'attaque du 8 février
1993 par le FPR contre les communes frontalières de Ruhengeri et de Byumba, suite à des troubles inter-ethniques intervenus dans une
autre ville, Gisenyi. Pour venger des Tutsi tués dans ces affrontements, le FPR avait procédé à un incroyable carnage de Hutu qui
n'avaient rien à voir, même pas géographiquement, avec ces incidents. Nous leur avons demandé ce qu'ils croyaient offrir de plus
que les coupables de Gisenyi s'ils agissaient comme eux, en massacrant sciemment des populations innocentes, uniquement parce
qu'elles étaient Hutu. Leur attaque avait provoqué le déplacement d'un million de personnes. C'est alors que j'ai cessé de les
soutenir et appelé à les combattre. Il était désormais évident qu'on avait affaire à un parti ethniste et de mauvaise foi, qui ne
voulait pas la démocratie pour tous, mais instaurer un pouvoir tutsi pour prendre les populations hutu à leur cause, mais les
chassait des territoires, ne recrutant que les Tutsi. Progressivement, les autres partis ont fait le même constat et l'ont dit :
ils ont été immédiatement accusés par le FPR et ses amis d'avoir été achetés par Habyarimana.
A.I.: Au départ, en octobre 1990, lors de la première invasion des rebelles, comment avait réagi la population ?
Voyait-elle en eux des libérateurs face à un régime de 20 ans ?
S.M: Mais pas du tout ! Les gens ont vu des exilés qui revenaient prendre le pouvoir et asservir les Hutu !
Même la presse, très virulente, était unanime. Le FPR a été repoussé au-delà de la frontière, en territoire ougandais, un mois après
son attaque. Et jusqu'à juin 1992, hormis quelques incursions, il n' y avait plus un seul combattant du FPR sur le territoire. Les
choses ont changé avec l'avènement du multipartisme en juin 1991. Une fois le FPR vaincu militairement, on s'est mis à envisager une
collaboration avec lui. Si bien que, lors de sa nouvelle attaque de juin 1992, les dirigeants de mon parti le PL, du MDR et du PSD
sont venus à Bruxelles pour signer avec le FPR une alliance contre le régime en place et pour la démocratie, à la seule condition
d'abandonner la lutte armée.
A.I.: En fait, c'est l'opposition intérieure qui a remis en selle le FPR ?
S.M: En tout cas elle a aidé à son implantation. Après l'attaque de juin 1992, le FPR réorganisé avait
pris trois communes frontalières. Le gouvernement de coalition, qui était alors en place, est intervenu pour lui laisser ce fief
parce qu'il nous semblait bon que le FPR puisse se prévaloir d'une base à l'intérieur du Rwanda pur négocier.
A.I.: Puis ont été signés les accords d'Arusha en août 1993. D'où venaient les blocages constatés dans leur
application ?
S.M: Vous allez être étonnée, mais c'est surtout le FPR qui les provoquait. Il voulait à tout prix
contrôler tous les postes, en violation des Accords d'Arusha qui lui faisaient déjà la part belle. Il faisait tout pour placer
soit des Tutsi, soit des gens comme Faustin Twagiramungu, que le FPR avait d'ailleurs imposé comme Premier Ministre de transition,
contre l'avis de sa majorité. Twagiramungu était tellement impopulaire, même au sein de son propre parti, qu'il en a été exclu. Il
disait : " si le FPR prend tout, quel est le problème ? Ce sont aussi des Rwandais " ! Quant au FPR, il ne respectait que les
parties de l'accord qui l'arrangeaient et faisait pression pour ne pas appliquer les autres. Un exemple : pour le poste qui revenait
à notre parti suite aux accords d'Arusha, le FPR a fait des cantages pour obtenir la nomination du dissident Landoald Ndasingwa, en
violation de tous les fondements juridiques. Nous sommes allés porter le problème auprès du représentant du Secrétaire général de
l'ONU, de celui de l'OUA et du facilitateur de Tanzanie. On nous a répondu : " Vous avez raison, mais ce problème n'est plus
juridique, il est politique ; le FPR ne veut pas, vous n'avez qu'à vous plier à sa volonté ". Bien évidemment, cette attitude
égocentrique a provoqué d'autres blocages, notamment du côté du MRND (parti d'Habyarimana) qui avait désormais le sentiment d'être
tombé dans un traquenard pour céder tout le pouvoir au FPR. Pourtant le chef de l'Etat respectait scrupuleusement ces fameux accords,
par exemple pour la nomination des députés de transition ; leurs listes devait être présentées par les comités directeurs des partis.
C'est souvent le FPR qui a voulu contourner cette disposition, en refusant par exemple les listes fournies par le MRND et la CDR.
Nous avons donc été très étonnés lorsqu'ils ont fait campagne en accusant Habyarimana de " traîner les pieds ".
A.I.: Qui a descendu l'avion présidentiel ?
S.M: Je suis tout à fait convaincu que c'est le FPR, avec ces complices. Quelques heures à peine après
l'explosion de l'avion, les troupes du FPR avaient déjà pris position à différents points de la ville et tiraient à l'artillerie
lourde ! La thèse des extrémistes hutu est farfelue pour qui connaît le Rwanda. Face à une confrontation où l'aspect ethnique
s'était renforcé, ils s'étaient nettement rangés dans le camp du " président hutu " contre les " envahisseurs tutsi ". Habyarimana
restait pour eux une protection face au pouvoir grandissant des Tutsi, globalement plus soutenus par les instances internationales.
A.I.: Comment jugez-vous les accord d'Arusha ?
S.M: Ils ont été conclu dans un contexte particulièrement désordonné, marqué par des dissensions au sein
du gouvernement de coalition dirigé par Dismas Nsengiyaremye. Le Ministre des Affaires étrangères d'alors, Boniface Ngulinzira, du
MDR de Twagiramungu, ne partait pas avec des directives précises du gouvernement pour négocier avec le FPR. Le MRND de Habyarimana
était pratiquement hors-jeu, marginalisé. C'est pour cela qu'à Kigali, on les appelait les " accords Ngulinzira-Nsengiyaremye " .
La plupart du temps, les autres partis d'opposition n'acceptaient pas du tout les décisions qui étaient annoncées, mais que faire ?
Il fallait aboutir à un accord. Souvent, nous avons été pris de court. Par exemple sur la disposition assurant au FPR 50 % des postes
de commandement et 40 % des effectifs militaires dans l'armée à créer.
Il est évident que, s'ils doivent servir de base aux constructions politiques de demain, il faudra renégocier les accords d'Arusha.
Chacun sait, par exemple, que les Rwandais n'accepteront Faustin Twagiramungu comme Premier ministre, puisqu'il a prouvé qu'il
défendait le FPR plus que son propre parti où il a perdu toute assise. Depuis juillet 1993 et jusqu'à son départ en avril dernier,
il a été incapable de réunir la moindre instance nationale de son parti ; ni le comité directer, ni le bureau politique et encore
moins le congrès. Il était passé outre une décision écrite et quasi-unanime du bureau politique du MDR, qui demandait la
reconduction de Dismas Nsengiyaremye, en proposant la nomination d'Agathe Uwilingiyimana au poste Premier ministre. Le pouvoir
avait saisi la perche pour diviser le MDR. C'est de la même façon qu'il s'est auto-désigné candidat au poste de Premier ministre
de transition, alors que son parti avait choisi en bonne et due forme et par écrit, Jean Kambanda. Il serait donc inutile de
construire des stratégies de réconciliation autour de sa personne. Cela ne marchera pas.
A.I.: : Et si le FPR gagne la guerre ?
S.M: Je crois qu'il faudra s'installer par la force, mais cela ne voudra pas dire que la guerre sera
terminée. Les gens sont bien détérminés à ne pas laisser le FPR prendre le dessus et il ne pourra pas gouverner le pays dans ces
conditions. Il faudra qu'il renonce à son rêve d'hégémonie et négocie avec le gouvernement. Nous sommes de toute façon appelés a
cohabiter en tant que Rwandais, même sans forcément être des amis, comme l'a dit Paul Kagame (Chef militaire du FPR). C'est la
seule attitude de bon sens.
Me Stanislas Mbonampeka était un avocat de renom et fut ministre de la justice dans la coalition de transition