1.  Les occupations illégales de propriétés

24.  De retour au Rwanda, de nombreux réfugiés occupent illégalement des maisons, d'habitation ou de commerce, et des terres abandonnées par leurs propriétaires ou leurs locataires en fuite. La situation est d'autant plus complexe que ce retour est anarchique et que la majorité de ces réfugiés appartiennent à la diaspora de la décennie soixante. De sources bien informées, il semble que plus de la moitié des propriétés des Hutus sont occupées par des nouveaux rapatriés. Cela est vrai pour Kigali comme pour la commune de Rusumo. L'exemple le plus illustratif est celui du secteur de Masaka, aux environs de Kigali, où sur les 5 000 habitants, 4 000 sont de nouveaux arrivants, soit 80% de la population totale.

25.  Les nouveaux arrivants s'installent sans idée de retour des propriétaires. Et lorsque ceux-ci reviennent et revendiquent leur droit de propriété, un conflit naît qui prend souvent des proportions inattendues. En raison de leur appartenance à l'ethnie hutue, ils font en effet l'objet soit de dénonciation aux militaires comme ayant participé au génocide soit de traitements cruels et inhumains ou d'exécutions sommaires. Le gouvernement a dit au Rapporteur spécial être préoccupé par ce délicat problème. C'est ainsi que le Premier Ministre, qui fait observer qu'il est difficile de déguerpir et de reloger les réfugiés, reconnaît que les conflits se " résolvent de plus en plus violemment ".

    2.  Les solutions au problème

26.  Pour résoudre le délicat problème des occupations illégales des propriétés des fugitifs par les rapatriés, occupations provoquées notamment par l'absence de logements et le retour massif et spontané des réfugiés, le Gouvernement rwandais a pris un certain nombre de mesures dont les suivantes :

27.  Le Ministre de l'Intérieur reconnaît que le comité se heurte à la résistance de beaucoup de personnes frappées par des mesures de déguerpissement. Cette résistance est d'autant plus forte qu'elle émane quelquefois des officiers de l'Armée Patriotique Rwandais (APR). Elle explique le fait que le comité ne puisse réussir, précise le Ministre, que dans 30% des cas. Aussi envisage-t-il de s'appuyer désormais sur une section de la gendarmerie pour faire " exécuter de force les ordonnances, là où les occupants ont démontré des signes évidents de mauvaise foi ".

28.  Les mesures prises en vue de régler les problèmes restent encore insuffisantes, car loin de résoudre ceux-ci, elles ne font que les déplacer. Les occupants illégaux délogés, de gré ou de force, sont en effet invités à intégrer d'autres maisons, commerces ou plantations inoccupés. Ils doivent s'attendre en conséquence à la même opération. C'est pour mettre fin à cette situation inconfortable et incertaine que le Rapporteur spécial a proposé qu'une politique nationale de prise en charge des anciens réfugiés soit adoptée et mis en œuvre, tout en tenant compte des Accords d'Arusha, sous les auspices du gouvernement rwandais, du Haut Commissaire des Nations Unies pour les Réfugiés et de l'Organisation de l'Unité Africaine. La mise en place d'un tel plan suppose l'appui de la communauté internationale et ce dans les plus brefs délais, en vue de mettre fin aux autres violations de droits de l'homme.

    B.  Les atteintes à la sûreté personnelle

29.  Les arrestations et détentions arbitraires commises sur le territoire rwandais sont justifiées par le manque de moyens.

    1.  Les arrestations et détentions arbitraires

30. L'insécurité se traduit également par les atteintes à la sûreté personnelle, se manifestant principalement par des arrestations et des détentions arbitraires. Le Rapporteur spécial a été informé de plusieurs cas de perquisitions et surtout d'arrestations et de détentions arbitraires. Il a pu lui-même s'en rendre compte lorsqu'il a visité la prison de Kigali, où il a pu rencontrer plusieurs milliers de prisonniers comprenant des hommes, des femmes, des enfants et des vieillards. Il a pu dénombrer une quarantaine d'enfants de moins de 15 ans dont plusieurs de 12 ans.

31.  Ces personnes sont arrêtées et détenues en violation des règles élémentaires de procédure. Il n'est pas décerné de mandat d'arrêt ou d'amener et les personnes restent dans les lieux de détention, tout particulièrement dans les brigades, au-delà du délai légal de la garde à vue, qui est de 48 heures renouvelable une seule fois. Pis encore, des personnes élargies par l'autorité judiciaire, faute de preuves suffisantes, sont arrêtées de nouveau par des militaires et détenues dans les brigades ou casernes.

32.  les conditions de détention sont des plus précaires. Les prisonniers vivent entassés presque les uns sur les autres. La chasse aux " génocidaires " a rempli les prisons du Rwanda. Le 18 octobre 1994, le CICR en dénombrait plus de 7 000 dont 800 à Gitarama, 2 000 à Butare et 4 200 à Kigali. Il s'ensuit une surpopulation carcérale. Pour ne citer qu'un exemple, la prison de Kigali, qui n'a qu'une capacité de 1 500 personnes, comptait, le vendredi 21 octobre 1994, 4 305 prisonniers. La situation risque d'autant plus de s'aggraver que les entrées en prison sont massives alors que les sorties sont rares, sinon inexistantes. A Kigali, les entrées journalières oscillent en moyenne entre 50 et 100 personnes. Par ailleurs, la prison ne dispose pas d'assez de lits de sorte qu'un grand nombre de personnes dorment à même le sol, sur le pavé. Il n'y a aucun espace aéré. Ils n'ont qu'un maigre repas par jour, composé uniquement de maïs et de haricots.

    2.  Le manque de moyens

33.  Le Gouvernement rwandais invoque à la vérité des raisons plus ou moins liées à la fois pour justifier les arrestations et les détentions et pour expliquer les irrégularités qui les entachent. Les raisons sont au nombre de trois.

34.  La première, c'est la nécessité de poursuivre les auteurs du génocide afin qu'ils n'échappent pas à la justice. Le gouvernement et les populations des villes, nous dit-on, sont animés d'une volonté déterminée de poursuivre les coupables. Le premier tient à tout prix à châtier les auteurs des massacres et ne veut en aucune manière consacrer l'impunité, qui est une cause rémanente des vagues successives de massacres au Rwanda. C'est la raison pour laquelle il a été répété à plusieurs reprises au Rapporteur spécial que les " génocidaires " sont arrêtés dans l'attente du Tribunal international et de la reconstruction de l'appareil judiciaire rwandais. Les secondes exercent une forte pression sur les pouvoirs publics pour que les différents crimes du droit des gens ne restent pas impunis, faute de quoi elles se verraient dans l'obligation de se venger elles-mêmes.

35.  La seconde, c'est précisément la nécessité d'assurer la protection des intéressés eux-mêmes contre les représailles que pourraient exercer les victimes. La prison et les autres lieux de détention, nous dit-on, sont des lieux sûrs pour la préservation de la vie des personnes dénoncées comme auteurs des massacres. Mais celles-ci ne semblent pas informées de l'objectif visé et n'ont visiblement pas le choix.

36.  La troisième se ramène au manque de structures administratives et de personnel judiciaire. Le gouvernement se dit conscient des violations du droit à la sûreté et se plaint de manquer cruellement du minimum nécessaire au bon fonctionnement de la police judiciaire et de la justice. Il souligne, à titre d'exemple, que sur plus de 150 agents du Ministère de la Justice, seuls 27 sont en place, ayant échappé à la mort ou à l'exil. Par ailleurs, il met en avant l'absence de formation de militaires voire leur ignorance de la procédure judiciaire comme causes de violations des droits de l'homme. Ces raisons expliquent également les atteintes au droit à la vie.

    C.  Les atteintes au droit à la vie

37.  Les atteintes au droit à la vie procèdent des exécutions sommaires, que l'on tente de justifier par la vengeance des victimes.

    1.  Les exécutions sommaires

38.  Le Rapporteur spécial a été également saisi de plusieurs cas d'exécutions sommaires voire de massacres et de disparitions involontaires de personnes, dont des civils et surtout des soldats de l'APR seraient responsables. Ces informations lui sont parvenues aussi bien des parents des victimes que des organisations non gouvernementales humanitaires. Elles font tantôt état de milliers de morts anonymes tantôt de listes de personnes en nombre limité mais nommément désignées.

39.  Le Rapporteur spécial a pu lui-même se rendre à Shamvuzo (préfecture de Butare) pour identifier une fosse commune de près d'une cinquantaine de personnes, dont l'APR serait à l'origine. Certes, beaucoup de rumeurs tendant à la désinformation circulent dans les camps des réfugiés, faisant état de massacres de milliers de Hutus. Mais des soldats de l'APR et des populations civiles se sont bel et bien rendus coupables de massacres de Hutus à différents endroits du Rwanda. Les enquêtes sur ce point sont en cours.

40.  Des personnes soupçonnées d'avoir participé aux massacres sont exécutées soit par des populations civiles elles-mêmes soit par des militaires à la demande de celles-ci ou à leur propre initiative. Des témoignages concordants et dignes de foi révèlent presque le même scénario. C'est à la suite des réunions dites d'information, convoquées par les éléments de l'APR, que des hommes, des enfants et des vieillards sont pris en traîtres et massacrés. Des massacres auraient eu lieu en différents endroits du pays, plus particulièrement dans le sud. Il s'ensuit qu'aux fosses communes déjà nombreuses dues aux miliciens et aux Forces Armées Rwandaises sont venues s'ajouter celles de l'APR, de sorte qu'il paraît à l'heure actuelle difficile de les distinguer. Les enquêtes sont en cours, destinées à clarifier la situation et établir la responsabilité.

    2.  La vengeance privée

41.  Pour expliquer les massacres récemment dénoncés et dégager ainsi sa responsabilité, le gouvernement avance des raisons et énonce des mesures qu'il a prises. Les raisons invoquées sont en réalité au nombre de deux.

42.  La raison principale, c'est la vengeance privée des civils Tutsis autant que des militaires. Au Rwanda, nous dit-on, tous ceux qui habitent la même colline se connaissent et, très souvent, les bourreaux ont agi à découvert et ont exécuté au vu et au su de tous, assurés qu'ils étaient de l'impunité, devenue une tradition. De même, des soldats qui avaient rejoint les rangs du Front Patriotique Rwandais (FPR), du fait même de leur engagement, ont vu leurs parents exécutés. Ils se livrent, à leur tour, à des actes de représailles.

43.  La seconde, subsidiaire, se ramène au fait que le FPR a procédé, dans la dernière phase de la guerre, à de recrutements hâtifs et peu sélectifs de jeunes délinquants et mêmes d'anciens miliciens. La tentation est grande pour ces jeunes qui viennent d'obtenir la victoire et qui ne disposent d'aucun salaire, de s'emparer du bien d'autrui, au besoin en recourant au meurtre. Il faut ajouter à cela l'abus de pouvoir des officiers qui occupent illégalement des maisons en s'appuyant sur la force des armes. Le problème se pose alors de savoir si le FPR contrôle vraiment tous ses éléments de l'APR.

44. Face à cette situation, le Gouvernement a adopté un certain nombre de mesures dont les suivantes :

45.  Il convient d'ajouter que l'ONU assiste le Gouvernement rwandais pour la mise en place d'une police nationale destinée à assurer la sécurité au Rwanda. C'est dans ce cadre que, répondant favorablement à une demande urgente du Gouvernement rwandais, la MINUAR a commencé un programme de formation de 103 étudiants policiers choisis par ce dernier. Ces jeunes auront pour rôle de se familiariser avec les tâches courantes et le travail d'enquête de la police. Il existe un programme développé par le secrétaire général dans son rapport intérimaire du 6 octobre 1994 sur la Mission d'assistance des Nations Unies au Rwanda (S/1994/1133).

46.  Il est évident que ces solutions ne suffisent pas pour établir la sécurité au Rwanda. Aussi convient-il de les élargir en une assistance globale qui comprendrait aussi bien la reconstruction nationale que l'assistance juridique latu sensu. L'ensemble de ces mesures peuvent également contribuer au retour des réfugiés.

(..........Fin de l'extrait...........)